texte original publié dans Polysèmes, 6 | 2003

http://journals.openedition.org/polysemes/1637

 

 

On pourrait craindre qu’une étude sur « le passage dans la peinture » risque de n’aborder qu’une partie seulement de ce qu’est la peinture ; et pourtant, par ce biais, il me fut bien forcé d’admettre que l’ensemble pouvait apparaître grâce à cette notion de passage, et ce, depuis les aspects les plus techniques jusqu’aux plus philosophiques. La pelote de l’art se déroulait toute seule, il suffisait de tirer le fil.

La première acception sera celle d’une genèse, cette sorte de miracle qu’est le passage d’un trait brut, naturel, à la représentation volontaire, cette capacité que l’homme a de voir dans un trait quelconque autre chose que ce trait lui-même ; la représentation, cette transfiguration, peut être assimilée à un âge, comme il y a l’âge de pierre et l’âge du fer, il y a eu l’âge du trait. L’invention des premiers instruments est à juste titre considérée comme une phase capitale de l’évolution de l’espèce, mais la conscience de la transformation, par le cerveau, de signes en imaginaire est aussi lourde de conséquences sur l’histoire de l’humanité. Les peintres préhistoriques montrent déjà la fascination d’un esprit face à cette sublimation de la matière, à ce passage du matériel au virtuel, qui apparaît encore plus subtil et émouvant car propre à l’esprit de l’homme, enfermé dans le crâne et en quelque sorte y fermentant.

La transformation de l’eau en glace a autant surpris les premiers hommes que la magie du trait devenant figuration. Il est singulier que leur qualité de représentation était d’ores et déjà aussi convaincante que celle par exemple de la Renaissance. L’art est né tout armé. C’est par des exemples simples, voire simplistes que je vais aborder les principes de ce passage au figuratif.

Faisons une figure géométrique, un rectangle, et divisons-le par une horizontale équidistante du haut et du bas et par une verticale, équidistante également, mais de la gauche et de la droite : c’est encore une figure géométrique. Il suffit d’y ajouter une sorte de double arc de cercle dans le rectangle à gauche et à droite pour qu’aussitôt apparaisse une fenêtre avec ses rideaux. Le trait a sauté dans un autre monde : c’est de la vie transposée ; le trait est devenu autre. Lorsque Léonard de Vinci affirmait « La peinture est mentale », il parlait aussi de cela.

Associer Léonard de Vinci à cet exemple de la fenêtre pourrait paraître trivial, mais Léonard, lui-même, ne craignait pas d’essayer de comprendre la vie par tous ses aspects, même les plus insignifiants. N’a-t-il pas voulu définir ce qu’était l’eau tiède ? (une partie d’eau bouillante et deux parties d’eau froide). Et c’est opérant ! On peut dire qu’il a inventé l’eau tiède ! Mais les petites idées sont comme les petites rivières. Albert Camus a écrit : « toutes les grandes pensées ont un commencement dérisoire ». C’est sûrement que le dérisoire ne l’est pas. Et Lao-Tseu disait : « Si tu veux construire un temple, fabrique un rabot ».

Le deuxième exemple sera celui d’un cube que l’on peut voir en creux ou en volume mais jamais des deux façons à la fois et c’est grâce aux valeurs de gris et de noir que l’effet se produit. Nous voilà maintenant dans ce que l’on nomme le volume. Le trait et le volume forment le dessin classique qui, associé à la couleur, aboutit à la peinture classique. Un dessin de Watteau recèle un véritable émerveillement devant la faculté du trait à représenter le réel, et quand la poésie guide le trait, c’est la chose représentée qui est devant nous. Le talent du dessinateur est d’être un médium, un passeur de vie. Mais j’en reviens à l’exemple de la fenêtre et du cube : il convient de préciser que ce passage de l’abstrait au figuratif se fait grâce à une ressemblance avec un élément de notre quotidien. C’est ce que l’on peut nommer une convention et c’est pour cela que pour un Japonais qui ne connaît pas ce genre de fenêtre la convention ne sera pas efficace, mais il sera sensible à d’autres conventions, par exemple a celle du brouillard qui dans les paysages permet d’envisager une forme de perspective, un certain don d’ubiquité qui donne au dessin son statut mental. Il est remarquable qu’en dépit des différentes solutions trouvées, les perspectives occidentales, romaines et orientales soient le résultat de la même envie : résoudre le problème de la représentation du volume, c’est-à-dire de l’espace entre soi et l’objet regardé, mais chaque solution trouvée est inconciliable avec les autres.

Dans la forêt de signes, de traits que la peinture emploie, il appartient à l’artiste de faire en sorte que l’arbre ne lui cache pas la forêt. Cette attitude du peintre tend à faire preuve d’une vision globale en même temps que particulière. Là est la difficulté (d’où l’exemple des cubes) car il faut voir l’arbre et la forêt. Autrement dit, il faut passer du détail au large et vice-versa dans le même instant ; c’est ce va-et-vient qui permet de sortir de soi pour devenir la chose peinte. Dans ses dessins, Watteau devient les petits cheveux sur la nuque des femmes en chignon, il est le satin de la robe et le petit soulier qui pointe délicatement. Comme au football le « une deux » est une technique pour se débarrasser de l’adversaire, le dessin doit se débarrasser du trait.

C’est dans le dessin plutôt que dans la peinture que ce passage est le plus visible. C’est pour cela que lorsqu’on demandait à Tintoret ce qu’il fallait faire pour être peintre, il répondait « dessiner, dessiner, dessiner ». Tout cela parce que tant que le passage entre l’abstrait et le figuratif n’est pas maîtrisé, c’est-à-dire tant que l’on dessine avec des traits, la poésie ne peut pas surgir. Chardin disait que l’on ne peint pas avec des couleurs mais avec des sentiments. Quand on ressent le charme de ses tableaux, on ne peut qu’être convaincu de ce lien entre abstraction et figuration. Cela est aussi vrai pour tous les arts : même quand Léonard de Vinci disait que la supériorité de la peinture sur la sculpture c’est que la sculpture est un métier salissant, il ne faisait pas de différence quant aux sentiments. Mais dans ce cas précis Léonard devait essayer de minimiser ses déboires picturaux dans la joute qui l’opposa à Michel-Ange dans une église de Florence où, pour être encore meilleur, il inventa un système pour rendre son œuvre imputrescible, ce qui évidemment déclencha immédiatement la ruine de sa peinture. Un trait vaut donc par sa charge de culture, de convention, et de sentiment. La représentation d’une réalité à trois dimensions sur un papier ne peut être qu’une transposition, et cette transposition, loin d’inciter à considérer le réel comme l’unique vérité, induit un doute sur le réel qui pourrait être considéré comme un doute philosophique. En se mettant dans la position du créateur, comment ne pas comprendre que l’illusion du réel dépend de quelques traits et de quelques couleurs ? Il me semble que grâce à leurs connaissances des moyens mis en œuvre pour représenter la vie, les grands peintres avaient la conviction que l’homme est un aveugle dans un monde sans lumière.

Le dessin se propose de rendre la lumière par le trait, pour expliquer le passage entre l’ombre et la lumière. C’est par un système de hachures que la lumière apparaît (le blanc du papier fait office de lumière). Comme dans le tir à l’arc Zen, le propos n’est pas de viser la cible avec toute l’attention possible, car c’est en envisageant l’extérieur de cette cible qu’on peut le plus sûrement l’atteindre. La hachure est là pour dessiner la lumière et la lumière ne se dessinant pas, c’est son contraire qui la représente. Mais comme chaque trait enlève un peu de la lumière du papier il est préférable de faire des hachures dans les ombres pour économiser le plus possible la lumière du blanc du papier.

Une bonne méthode pour dessiner des hachures est de ne pas regarder celles-ci mais la lumière que l’on sculpte. Une façon de ne pas être là pour mieux y être. Un exemple de la faculté que nous avons de mieux voir quand nous ne nous polarisons pas sur le sujet : pour tracer une ligne sans règle, il convient de mettre le crayon sur le début de la droite, de regarder le point opposé et de tracer le trait sans quitter des yeux celui-ci.

Sculpter la lumière conduit à représenter le volume des choses. Une des conséquences du modelé est que le passage d’un volume à l’autre apparaît aussi important que le volume lui-même. Et c’est en général par le détail plus ou moins heureux du passage entre les volumes que l’on reconnaît la qualité du peintre. Dans les dessins de Léonard de Vinci le passage de la fin du pli d’une étoffe à un autre pli est d’une acuité extrême. On rejoint l’idée que le début des choses est l’image de la totalité, une synecdoque. La qualité d’une sculpture hellénistique peut entre autres s’expliquer par le fait qu’un morceau de cette sculpture est à l’image de la statue entière. L’incision nette, tranchée et floue du début d’un orteil dans une statue en pied grecque est un trésor d’intelligence et de retenue, comme la sculpture tout entière. À côté de la victoire de Samothrace au Louvre, il y a deux ou trois morceaux de doigts de cette statue qui sont un exemple étonnamment convaincant de l’éclatante transposition réalisée. On y voit les changements indispensables et nécessaires opérés par les anciens pour pouvoir mieux rendre compte d’un élément dans la totalité. On retrouve la même force de transposition dans les dessins d’Hokusai, peintre japonais du XIXe qui, à 70 ans, après une somme considérable de travail, disait qu’il commençait à comprendre ce qu’était le dessin. Or ses dessins ont une ressemblance troublante avec ceux de Rembrandt, peintre du XVIIe siècle. C’est un indice qui laisse apparaître que le progrès n’est peut-être pas du domaine de la peinture ; en revanche, il y a bien eu une évolution dans les techniques. C’est le troisième sens du mot « passage » que j’aborderai.

C’est au moment où la peinture à l’huile est apparue, vers le XVe siècle, que les peintres ont véritablement commencé à parler de passages et ce dans le sens d’une technique du métier de la peinture. C’est l’évolution du système des hachures que j’ai déjà évoqué. Historiquement, lorsque la peinture à l’huile, venant des Flandres (inventée dit-on par Van Eyck), est arrivée en Italie par Antonello da Messine, l’ancienne méthode de peinture a tempera ou à la colle était arrivée au point où les hachures faisant le passage entre l’ombre et la lumière étaient devenues si nombreuses qu’elles ne se distinguaient plus que difficilement les unes des autres. La peinture à l’huile a rendu invisible ce qui était devenu peu discernable, mais cette différence a émerveillé les contemporains. Le passage du trait à la figuration était devenu un véritable mystère. Van Eyck et Antonello da Messine sont arrivés du premier coup à maîtriser cette technique au point que l’on ne sait pas exactement comment ils faisaient. Nous voilà dans la peinture proprement dite et donc dans la couleur.

Voici maintenant la quatrième acception du terme « passage » : le passage physiologique d’une couleur à son contraire. C’est un passage unique et capital que l’on nomme la couleur complémentaire. Cet effet est aussi magique que celui de la fenêtre, mais en général, qui n’y croit pas ne le voit pas (et voici la métaphysique qui pointe son nez). Sur une feuille de papier blanc, on pose une pastille rouge que l’on fixe 5 secondes sans bouger les yeux, puis après avoir retiré cette pastille sans du tout bouger les yeux il apparaîtra une forte couleur lumineuse verte de la même grandeur que la pastille. C’est une couleur complémentaire. Avec une pastille bleue c’est le jaune qui vient et vice-versa, une pastille noire amène une couleur blanche sur le papier blanc. On a nommé cet effet couleur complémentaire, mais on aurait aussi bien pu dire couleur contraire, physiologique, ou autre chose encore. Ce qui m’a amené à établir une théorie de la vision basée sur les propriétés du liquide rétinien, mais c’est une autre histoire.

Goethe a écrit un livre entier uniquement sur ce phénomène des apparitions de couleurs dans le cerveau, et ce d’une façon empirique, car il espérait y trouver une loi grandiose. Il reconnut l’importance de cet effet puisque c’est la seule sensation visuelle non subjective et commune à tous les humains. Ce n’est pas une théorie, c’est un fait : toute la peinture est fondée sur les complémentaires. Les icônes en sont le plus frappant exemple ; les visages d’une icône sont peints d’une surface vert gris sur laquelle quelques touches de rose figurent les volumes. Malgré ou grâce à cette transposition du réel, l’impression de vie est bien là.

Il y a eu dans les années soixante-dix au centre Beaubourg une expérience vidéo qui donnait une assez bonne idée des notions d’idéal et de beauté que nous allons aborder maintenant. Dans cette vidéo, cinq à six mille images différentes de visages filmés de face défilaient en une minute. Tous les âges, les nationalités et les sexes étaient représentés. Au début image par image puis de plus en plus vite jusqu’à ce qu’à la vitesse maximale, un seul visage apparaisse. À la fin ne se voyait plus qu’un seul visage, celui d’une sorte d’adolescent d’une quinzaine d’années.

Cela m’a fait penser que nous avions en mémoire la synthèse de ce que nous voyons et que lorsque l’art hellénistique a créé « l’idéal », il n’a fait que faire apparaître l’invisible caché dans le visible. Génération après génération depuis la vraie nuit des temps, une clarté s’est développée et vers le cinquième siècle avant J.-C., la lumière fut. Cette matérialisation de l’invisible rejoint encore une fois cette matérialisation de l’esprit qu’est « l’imagination » et que l’on retrouve dans l’exemple de la fenêtre.

L’art grec est arrivé à la notion d’idéal en écoutant l’invisible trouvé par ses anciens et en faisant confiance a ce qui semblait surgir. Le temps qu’il a fallu à un fleuve pour creuser une vallée doit être du même ordre que celui qu’il a fallu aux hommes pour dégager l’idéal et le beau. Dans cette optique, le beau ne serait pas le contraire du laid mais une sorte d’affinement du quotidien.

Au XXe siècle cette somme de connaissances et de savoirs s’est fait exclure de l’art moderne pour la bonne raison qu’on n’imaginait plus qu’il puisse y avoir une transcendance dans la représentation du monde. C’était à la non-figuration qu’incombait la recherche du transcendant.

Nous n’avons plus aucune trace de la peinture grecque, mais Véronèse me semble le plus direct continuateur de cet art. Chez lui rien ne dépasse de tous les concepts que nous avons évoqués. Tout se tient en équilibre sans privilégier tel ou tel aspect : l’idéal, la couleur, le dessin, la lumière sont également répartis à la puissance maximale. C’est un équilibre qui englobe tous les côtés de l’être peignant sans oublier certaines obligations liées à son art. Quand il dut se défendre devant le tribunal de l’inquisition qui l’accusait d’hérésie parce qu’il peignait trop souvent des femmes nues, Véronèse répondit « Nous les peintres nous prenons des libertés que prennent les poètes et les fous, la peinture a ses lois ».

Dans la dernière acception du mot « passage », j’essaierai d’expliquer les raisons pour lesquelles il y a eu passage de l’art classique à l’art moderne. C’est au travers de l’idée que toute civilisation se fait de Dieu que luttent deux attitudes contradictoires, l’Iconoclaste et l’amoureux de l’image.

Dans la religion juive, la figuration est condamnée au nom (ce n’est sans doute pas la seule raison) du respect devant l’œuvre de Dieu. Devant un brin d’herbe, la seule solution est d’admirer l’œuvre de Dieu. Par une juste et logique humilité, Dieu lui-même ne peut être nommé. Les musulmans ont à peu près la même position. Dans ces deux religions l’amour de l’image a quand même sa place à la marge, même parmi ceux que l’on nomme les fondamentalistes. Le catholicisme, issu de la religion juive, se tourna vers le monde hellénistique, peut-être pour se différencier de ses origines.

Le sort du monde occidental s’est joué au concile de Nicée en 787. En le convoquant, l’impératrice Irène ne se doutait pas qu’elle pourrait grâce à cela devenir peut-être au XXIIe siècle la patronne du monde occidental. Il devait y avoir de terribles tensions au sein de l’église pour arriver à convoquer ce concile qui déclara légitime le culte de vénération rendu aux images en le distinguant du culte de Latrie ou d’adoration ne convenant qu’à Dieu. Les Iconoclastes y furent condamnés ; 700 ans plus tard la Renaissance triomphait, puis l’étude « scientifique » des choses, irrespectueuse pour un juif ou un musulman et résurgence du monde hellénistique, détermina des inventions qui placèrent l’Occident en position de force. L’étape de la photographie dans l’évolution logique d’une acceptation de l’image marque le nouveau culte de l’image comme « Vérité indiscutable », d’où la prétentieuse affirmation de Jean-Luc Godard : « Le cinéma, c’est 24 vérités à la seconde ». Malgré de fréquentes réactions iconoclastes, la chrétienté est restée figurative. Toute l’histoire de la peinture est traversée par des fluctuations privilégiant tour à tour l’abstrait ou le figurant. L’histoire de l’art est ce passage de l’un à l’autre, une sorte de respiration dans le temps. Depuis les hommes préhistoriques qui ont insufflé à la ligne une vie magique (car les aurochs étaient bien là sur les parois des grottes, mais sans y être), en passant par les Égyptiens qui nommaient la représentation figurée « le double », et jusqu’au XIXe siècle, la ligne abstraite s’était gorgée de figuration au point que, lorsqu’est arrivée la photographie, les traits furent considérés comme étant la vie même, comme étant la représentation exacte de la réalité, jusqu’à en oublier qu’elle n’était qu’un signe et non pas la vie même. Le signe faisait le réel.

La photographie ne pouvait être inventée que par une civilisation qui ne voyait pas matière à blasphème dans la représentation du réel. Mais même n’étant pas le réel, la photographie renforcée par le cinéma a investi complètement le réel. Les peintres dits « Pompiers », à force d’oublier, comme la photo, la part abstraite du signe, ont laissé la place aux impressionnistes.

C’est alors que « l’abstraction » s’est installée dans la peinture, aidée en cela par l’apport des peintres d’origine juive. Kandinsky fut le premier à faire une œuvre résolument abstraite, puis vint Malevitch.

Petite explication de ce changement inattendu : comme le crapaud de la fable, au cours des temps, le trait s’était gonflé, il s’était travaillé, il avait même pris à témoin la réalité pour la forcer à reconnaître son importance, tant et si bien qu’à la fin, il sembla prêt à crever. Sa suffisance et son insuffisance furent alors théorisées et démontrées par les écoles impressionnistes, cubistes et toutes les autres. L’art moderne s’était donné pour tâche de dégraisser la ligne figurative et de lui refaire une beauté, d’effectuer une sorte de retour à l’époque où n’existait pas l’envie d’une transposition du réel. L’église chrétienne, à la suite du concile de Nicée, s’est servie de la figuration pour porter sa puissance, et c’est au sein de cette église que des penseurs ont créé l’art classique. Les artistes étaient les bras armés des penseurs de l’église. Ce qui met à mal cette image de l’artiste isolé et inspiré qui ne peint que ce qu’il a envie de peindre, tout comme aujourd’hui. Les sujets traités par les artistes classiques n’étaient pas seulement à l’image du peintre, mais surtout de la hiérarchie de l’église et des mécènes laïcs qui ne donnaient pas d’argent sans un cahier des charges (Léonard de Vinci s’est fait tancer par le Pape pour n’avoir fait qu’un vernis en quelques mois).

À l’époque du début de l’abstraction, les artistes se mirent à la recherche du primitif dans ce qu’il pouvait avoir de « pur et de naturel » (le mythe du bon sauvage). Picasso disait : « je ne cherche pas je trouve ». C’est à l’image d’un monde où le passé ne serait plus là. L’artiste, de serviteur d’une civilisation, de passeur d’une culture, s’est transformé en sorcier, il est devenu le fabricant de sa propre culture, une sorte de théologien de son obsession. Il lui a fallu s’embarquer vers d’autres civilisations pour retrouver l’homme à l’état de nature. Et comme cet homme, ce sauvage avait été vu de manière péjorative, il lui a fallu faire table rase des anciens préceptes enseignés.

Notre XXe siècle orphelin de son passé, s’est retourné vers les origines de la vie. Il y a puisé de quoi se construire une forme qui lui appartienne et qui lui ressemble. C’est encore une fois l’invisible qui le fascine mais, alors qu’aux temps classiques l’invisible était une des sources de l’art, dans l’art moderne il en est devenu le but. C’est le passage entre l’invisible et le matériel du tableau, subtil processus et mouvement mental sans appui sur le réel, qui a acquis la primauté.

28En paraphrasant Léonard de Vinci qui disait : « la peinture est mentale », l’artiste moderne pourrait dire : « le mental est peinture », d’où, le peintre étant peinture, plus la peine de peindre. Soyons !