NI REGLE NI STYLE

Mon premier album plurimédia à venir !

 


Le passage dans la peinture par Jean-Paul Letellier

texte original publié dans Polysèmes, 6 | 2003

http://journals.openedition.org/polysemes/1637

 

 

On pourrait craindre qu’une étude sur « le passage dans la peinture » risque de n’aborder qu’une partie seulement de ce qu’est la peinture ; et pourtant, par ce biais, il me fut bien forcé d’admettre que l’ensemble pouvait apparaître grâce à cette notion de passage, et ce, depuis les aspects les plus techniques jusqu’aux plus philosophiques. La pelote de l’art se déroulait toute seule, il suffisait de tirer le fil.

La première acception sera celle d’une genèse, cette sorte de miracle qu’est le passage d’un trait brut, naturel, à la représentation volontaire, cette capacité que l’homme a de voir dans un trait quelconque autre chose que ce trait lui-même ; la représentation, cette transfiguration, peut être assimilée à un âge, comme il y a l’âge de pierre et l’âge du fer, il y a eu l’âge du trait. L’invention des premiers instruments est à juste titre considérée comme une phase capitale de l’évolution de l’espèce, mais la conscience de la transformation, par le cerveau, de signes en imaginaire est aussi lourde de conséquences sur l’histoire de l’humanité. Les peintres préhistoriques montrent déjà la fascination d’un esprit face à cette sublimation de la matière, à ce passage du matériel au virtuel, qui apparaît encore plus subtil et émouvant car propre à l’esprit de l’homme, enfermé dans le crâne et en quelque sorte y fermentant.

La transformation de l’eau en glace a autant surpris les premiers hommes que la magie du trait devenant figuration. Il est singulier que leur qualité de représentation était d’ores et déjà aussi convaincante que celle par exemple de la Renaissance. L’art est né tout armé. C’est par des exemples simples, voire simplistes que je vais aborder les principes de ce passage au figuratif.

Faisons une figure géométrique, un rectangle, et divisons-le par une horizontale équidistante du haut et du bas et par une verticale, équidistante également, mais de la gauche et de la droite : c’est encore une figure géométrique. Il suffit d’y ajouter une sorte de double arc de cercle dans le rectangle à gauche et à droite pour qu’aussitôt apparaisse une fenêtre avec ses rideaux. Le trait a sauté dans un autre monde : c’est de la vie transposée ; le trait est devenu autre. Lorsque Léonard de Vinci affirmait « La peinture est mentale », il parlait aussi de cela.

Associer Léonard de Vinci à cet exemple de la fenêtre pourrait paraître trivial, mais Léonard, lui-même, ne craignait pas d’essayer de comprendre la vie par tous ses aspects, même les plus insignifiants. N’a-t-il pas voulu définir ce qu’était l’eau tiède ? (une partie d’eau bouillante et deux parties d’eau froide). Et c’est opérant ! On peut dire qu’il a inventé l’eau tiède ! Mais les petites idées sont comme les petites rivières. Albert Camus a écrit : « toutes les grandes pensées ont un commencement dérisoire ». C’est sûrement que le dérisoire ne l’est pas. Et Lao-Tseu disait : « Si tu veux construire un temple, fabrique un rabot ».

Le deuxième exemple sera celui d’un cube que l’on peut voir en creux ou en volume mais jamais des deux façons à la fois et c’est grâce aux valeurs de gris et de noir que l’effet se produit. Nous voilà maintenant dans ce que l’on nomme le volume. Le trait et le volume forment le dessin classique qui, associé à la couleur, aboutit à la peinture classique. Un dessin de Watteau recèle un véritable émerveillement devant la faculté du trait à représenter le réel, et quand la poésie guide le trait, c’est la chose représentée qui est devant nous. Le talent du dessinateur est d’être un médium, un passeur de vie. Mais j’en reviens à l’exemple de la fenêtre et du cube : il convient de préciser que ce passage de l’abstrait au figuratif se fait grâce à une ressemblance avec un élément de notre quotidien. C’est ce que l’on peut nommer une convention et c’est pour cela que pour un Japonais qui ne connaît pas ce genre de fenêtre la convention ne sera pas efficace, mais il sera sensible à d’autres conventions, par exemple a celle du brouillard qui dans les paysages permet d’envisager une forme de perspective, un certain don d’ubiquité qui donne au dessin son statut mental. Il est remarquable qu’en dépit des différentes solutions trouvées, les perspectives occidentales, romaines et orientales soient le résultat de la même envie : résoudre le problème de la représentation du volume, c’est-à-dire de l’espace entre soi et l’objet regardé, mais chaque solution trouvée est inconciliable avec les autres.

Dans la forêt de signes, de traits que la peinture emploie, il appartient à l’artiste de faire en sorte que l’arbre ne lui cache pas la forêt. Cette attitude du peintre tend à faire preuve d’une vision globale en même temps que particulière. Là est la difficulté (d’où l’exemple des cubes) car il faut voir l’arbre et la forêt. Autrement dit, il faut passer du détail au large et vice-versa dans le même instant ; c’est ce va-et-vient qui permet de sortir de soi pour devenir la chose peinte. Dans ses dessins, Watteau devient les petits cheveux sur la nuque des femmes en chignon, il est le satin de la robe et le petit soulier qui pointe délicatement. Comme au football le « une deux » est une technique pour se débarrasser de l’adversaire, le dessin doit se débarrasser du trait.

C’est dans le dessin plutôt que dans la peinture que ce passage est le plus visible. C’est pour cela que lorsqu’on demandait à Tintoret ce qu’il fallait faire pour être peintre, il répondait « dessiner, dessiner, dessiner ». Tout cela parce que tant que le passage entre l’abstrait et le figuratif n’est pas maîtrisé, c’est-à-dire tant que l’on dessine avec des traits, la poésie ne peut pas surgir. Chardin disait que l’on ne peint pas avec des couleurs mais avec des sentiments. Quand on ressent le charme de ses tableaux, on ne peut qu’être convaincu de ce lien entre abstraction et figuration. Cela est aussi vrai pour tous les arts : même quand Léonard de Vinci disait que la supériorité de la peinture sur la sculpture c’est que la sculpture est un métier salissant, il ne faisait pas de différence quant aux sentiments. Mais dans ce cas précis Léonard devait essayer de minimiser ses déboires picturaux dans la joute qui l’opposa à Michel-Ange dans une église de Florence où, pour être encore meilleur, il inventa un système pour rendre son œuvre imputrescible, ce qui évidemment déclencha immédiatement la ruine de sa peinture. Un trait vaut donc par sa charge de culture, de convention, et de sentiment. La représentation d’une réalité à trois dimensions sur un papier ne peut être qu’une transposition, et cette transposition, loin d’inciter à considérer le réel comme l’unique vérité, induit un doute sur le réel qui pourrait être considéré comme un doute philosophique. En se mettant dans la position du créateur, comment ne pas comprendre que l’illusion du réel dépend de quelques traits et de quelques couleurs ? Il me semble que grâce à leurs connaissances des moyens mis en œuvre pour représenter la vie, les grands peintres avaient la conviction que l’homme est un aveugle dans un monde sans lumière.

Le dessin se propose de rendre la lumière par le trait, pour expliquer le passage entre l’ombre et la lumière. C’est par un système de hachures que la lumière apparaît (le blanc du papier fait office de lumière). Comme dans le tir à l’arc Zen, le propos n’est pas de viser la cible avec toute l’attention possible, car c’est en envisageant l’extérieur de cette cible qu’on peut le plus sûrement l’atteindre. La hachure est là pour dessiner la lumière et la lumière ne se dessinant pas, c’est son contraire qui la représente. Mais comme chaque trait enlève un peu de la lumière du papier il est préférable de faire des hachures dans les ombres pour économiser le plus possible la lumière du blanc du papier.

Une bonne méthode pour dessiner des hachures est de ne pas regarder celles-ci mais la lumière que l’on sculpte. Une façon de ne pas être là pour mieux y être. Un exemple de la faculté que nous avons de mieux voir quand nous ne nous polarisons pas sur le sujet : pour tracer une ligne sans règle, il convient de mettre le crayon sur le début de la droite, de regarder le point opposé et de tracer le trait sans quitter des yeux celui-ci.

Sculpter la lumière conduit à représenter le volume des choses. Une des conséquences du modelé est que le passage d’un volume à l’autre apparaît aussi important que le volume lui-même. Et c’est en général par le détail plus ou moins heureux du passage entre les volumes que l’on reconnaît la qualité du peintre. Dans les dessins de Léonard de Vinci le passage de la fin du pli d’une étoffe à un autre pli est d’une acuité extrême. On rejoint l’idée que le début des choses est l’image de la totalité, une synecdoque. La qualité d’une sculpture hellénistique peut entre autres s’expliquer par le fait qu’un morceau de cette sculpture est à l’image de la statue entière. L’incision nette, tranchée et floue du début d’un orteil dans une statue en pied grecque est un trésor d’intelligence et de retenue, comme la sculpture tout entière. À côté de la victoire de Samothrace au Louvre, il y a deux ou trois morceaux de doigts de cette statue qui sont un exemple étonnamment convaincant de l’éclatante transposition réalisée. On y voit les changements indispensables et nécessaires opérés par les anciens pour pouvoir mieux rendre compte d’un élément dans la totalité. On retrouve la même force de transposition dans les dessins d’Hokusai, peintre japonais du XIXe qui, à 70 ans, après une somme considérable de travail, disait qu’il commençait à comprendre ce qu’était le dessin. Or ses dessins ont une ressemblance troublante avec ceux de Rembrandt, peintre du XVIIe siècle. C’est un indice qui laisse apparaître que le progrès n’est peut-être pas du domaine de la peinture ; en revanche, il y a bien eu une évolution dans les techniques. C’est le troisième sens du mot « passage » que j’aborderai.

C’est au moment où la peinture à l’huile est apparue, vers le XVe siècle, que les peintres ont véritablement commencé à parler de passages et ce dans le sens d’une technique du métier de la peinture. C’est l’évolution du système des hachures que j’ai déjà évoqué. Historiquement, lorsque la peinture à l’huile, venant des Flandres (inventée dit-on par Van Eyck), est arrivée en Italie par Antonello da Messine, l’ancienne méthode de peinture a tempera ou à la colle était arrivée au point où les hachures faisant le passage entre l’ombre et la lumière étaient devenues si nombreuses qu’elles ne se distinguaient plus que difficilement les unes des autres. La peinture à l’huile a rendu invisible ce qui était devenu peu discernable, mais cette différence a émerveillé les contemporains. Le passage du trait à la figuration était devenu un véritable mystère. Van Eyck et Antonello da Messine sont arrivés du premier coup à maîtriser cette technique au point que l’on ne sait pas exactement comment ils faisaient. Nous voilà dans la peinture proprement dite et donc dans la couleur.

Voici maintenant la quatrième acception du terme « passage » : le passage physiologique d’une couleur à son contraire. C’est un passage unique et capital que l’on nomme la couleur complémentaire. Cet effet est aussi magique que celui de la fenêtre, mais en général, qui n’y croit pas ne le voit pas (et voici la métaphysique qui pointe son nez). Sur une feuille de papier blanc, on pose une pastille rouge que l’on fixe 5 secondes sans bouger les yeux, puis après avoir retiré cette pastille sans du tout bouger les yeux il apparaîtra une forte couleur lumineuse verte de la même grandeur que la pastille. C’est une couleur complémentaire. Avec une pastille bleue c’est le jaune qui vient et vice-versa, une pastille noire amène une couleur blanche sur le papier blanc. On a nommé cet effet couleur complémentaire, mais on aurait aussi bien pu dire couleur contraire, physiologique, ou autre chose encore. Ce qui m’a amené à établir une théorie de la vision basée sur les propriétés du liquide rétinien, mais c’est une autre histoire.

Goethe a écrit un livre entier uniquement sur ce phénomène des apparitions de couleurs dans le cerveau, et ce d’une façon empirique, car il espérait y trouver une loi grandiose. Il reconnut l’importance de cet effet puisque c’est la seule sensation visuelle non subjective et commune à tous les humains. Ce n’est pas une théorie, c’est un fait : toute la peinture est fondée sur les complémentaires. Les icônes en sont le plus frappant exemple ; les visages d’une icône sont peints d’une surface vert gris sur laquelle quelques touches de rose figurent les volumes. Malgré ou grâce à cette transposition du réel, l’impression de vie est bien là.

Il y a eu dans les années soixante-dix au centre Beaubourg une expérience vidéo qui donnait une assez bonne idée des notions d’idéal et de beauté que nous allons aborder maintenant. Dans cette vidéo, cinq à six mille images différentes de visages filmés de face défilaient en une minute. Tous les âges, les nationalités et les sexes étaient représentés. Au début image par image puis de plus en plus vite jusqu’à ce qu’à la vitesse maximale, un seul visage apparaisse. À la fin ne se voyait plus qu’un seul visage, celui d’une sorte d’adolescent d’une quinzaine d’années.

Cela m’a fait penser que nous avions en mémoire la synthèse de ce que nous voyons et que lorsque l’art hellénistique a créé « l’idéal », il n’a fait que faire apparaître l’invisible caché dans le visible. Génération après génération depuis la vraie nuit des temps, une clarté s’est développée et vers le cinquième siècle avant J.-C., la lumière fut. Cette matérialisation de l’invisible rejoint encore une fois cette matérialisation de l’esprit qu’est « l’imagination » et que l’on retrouve dans l’exemple de la fenêtre.

L’art grec est arrivé à la notion d’idéal en écoutant l’invisible trouvé par ses anciens et en faisant confiance a ce qui semblait surgir. Le temps qu’il a fallu à un fleuve pour creuser une vallée doit être du même ordre que celui qu’il a fallu aux hommes pour dégager l’idéal et le beau. Dans cette optique, le beau ne serait pas le contraire du laid mais une sorte d’affinement du quotidien.

Au XXe siècle cette somme de connaissances et de savoirs s’est fait exclure de l’art moderne pour la bonne raison qu’on n’imaginait plus qu’il puisse y avoir une transcendance dans la représentation du monde. C’était à la non-figuration qu’incombait la recherche du transcendant.

Nous n’avons plus aucune trace de la peinture grecque, mais Véronèse me semble le plus direct continuateur de cet art. Chez lui rien ne dépasse de tous les concepts que nous avons évoqués. Tout se tient en équilibre sans privilégier tel ou tel aspect : l’idéal, la couleur, le dessin, la lumière sont également répartis à la puissance maximale. C’est un équilibre qui englobe tous les côtés de l’être peignant sans oublier certaines obligations liées à son art. Quand il dut se défendre devant le tribunal de l’inquisition qui l’accusait d’hérésie parce qu’il peignait trop souvent des femmes nues, Véronèse répondit « Nous les peintres nous prenons des libertés que prennent les poètes et les fous, la peinture a ses lois ».

Dans la dernière acception du mot « passage », j’essaierai d’expliquer les raisons pour lesquelles il y a eu passage de l’art classique à l’art moderne. C’est au travers de l’idée que toute civilisation se fait de Dieu que luttent deux attitudes contradictoires, l’Iconoclaste et l’amoureux de l’image.

Dans la religion juive, la figuration est condamnée au nom (ce n’est sans doute pas la seule raison) du respect devant l’œuvre de Dieu. Devant un brin d’herbe, la seule solution est d’admirer l’œuvre de Dieu. Par une juste et logique humilité, Dieu lui-même ne peut être nommé. Les musulmans ont à peu près la même position. Dans ces deux religions l’amour de l’image a quand même sa place à la marge, même parmi ceux que l’on nomme les fondamentalistes. Le catholicisme, issu de la religion juive, se tourna vers le monde hellénistique, peut-être pour se différencier de ses origines.

Le sort du monde occidental s’est joué au concile de Nicée en 787. En le convoquant, l’impératrice Irène ne se doutait pas qu’elle pourrait grâce à cela devenir peut-être au XXIIe siècle la patronne du monde occidental. Il devait y avoir de terribles tensions au sein de l’église pour arriver à convoquer ce concile qui déclara légitime le culte de vénération rendu aux images en le distinguant du culte de Latrie ou d’adoration ne convenant qu’à Dieu. Les Iconoclastes y furent condamnés ; 700 ans plus tard la Renaissance triomphait, puis l’étude « scientifique » des choses, irrespectueuse pour un juif ou un musulman et résurgence du monde hellénistique, détermina des inventions qui placèrent l’Occident en position de force. L’étape de la photographie dans l’évolution logique d’une acceptation de l’image marque le nouveau culte de l’image comme « Vérité indiscutable », d’où la prétentieuse affirmation de Jean-Luc Godard : « Le cinéma, c’est 24 vérités à la seconde ». Malgré de fréquentes réactions iconoclastes, la chrétienté est restée figurative. Toute l’histoire de la peinture est traversée par des fluctuations privilégiant tour à tour l’abstrait ou le figurant. L’histoire de l’art est ce passage de l’un à l’autre, une sorte de respiration dans le temps. Depuis les hommes préhistoriques qui ont insufflé à la ligne une vie magique (car les aurochs étaient bien là sur les parois des grottes, mais sans y être), en passant par les Égyptiens qui nommaient la représentation figurée « le double », et jusqu’au XIXe siècle, la ligne abstraite s’était gorgée de figuration au point que, lorsqu’est arrivée la photographie, les traits furent considérés comme étant la vie même, comme étant la représentation exacte de la réalité, jusqu’à en oublier qu’elle n’était qu’un signe et non pas la vie même. Le signe faisait le réel.

La photographie ne pouvait être inventée que par une civilisation qui ne voyait pas matière à blasphème dans la représentation du réel. Mais même n’étant pas le réel, la photographie renforcée par le cinéma a investi complètement le réel. Les peintres dits « Pompiers », à force d’oublier, comme la photo, la part abstraite du signe, ont laissé la place aux impressionnistes.

C’est alors que « l’abstraction » s’est installée dans la peinture, aidée en cela par l’apport des peintres d’origine juive. Kandinsky fut le premier à faire une œuvre résolument abstraite, puis vint Malevitch.

Petite explication de ce changement inattendu : comme le crapaud de la fable, au cours des temps, le trait s’était gonflé, il s’était travaillé, il avait même pris à témoin la réalité pour la forcer à reconnaître son importance, tant et si bien qu’à la fin, il sembla prêt à crever. Sa suffisance et son insuffisance furent alors théorisées et démontrées par les écoles impressionnistes, cubistes et toutes les autres. L’art moderne s’était donné pour tâche de dégraisser la ligne figurative et de lui refaire une beauté, d’effectuer une sorte de retour à l’époque où n’existait pas l’envie d’une transposition du réel. L’église chrétienne, à la suite du concile de Nicée, s’est servie de la figuration pour porter sa puissance, et c’est au sein de cette église que des penseurs ont créé l’art classique. Les artistes étaient les bras armés des penseurs de l’église. Ce qui met à mal cette image de l’artiste isolé et inspiré qui ne peint que ce qu’il a envie de peindre, tout comme aujourd’hui. Les sujets traités par les artistes classiques n’étaient pas seulement à l’image du peintre, mais surtout de la hiérarchie de l’église et des mécènes laïcs qui ne donnaient pas d’argent sans un cahier des charges (Léonard de Vinci s’est fait tancer par le Pape pour n’avoir fait qu’un vernis en quelques mois).

À l’époque du début de l’abstraction, les artistes se mirent à la recherche du primitif dans ce qu’il pouvait avoir de « pur et de naturel » (le mythe du bon sauvage). Picasso disait : « je ne cherche pas je trouve ». C’est à l’image d’un monde où le passé ne serait plus là. L’artiste, de serviteur d’une civilisation, de passeur d’une culture, s’est transformé en sorcier, il est devenu le fabricant de sa propre culture, une sorte de théologien de son obsession. Il lui a fallu s’embarquer vers d’autres civilisations pour retrouver l’homme à l’état de nature. Et comme cet homme, ce sauvage avait été vu de manière péjorative, il lui a fallu faire table rase des anciens préceptes enseignés.

Notre XXe siècle orphelin de son passé, s’est retourné vers les origines de la vie. Il y a puisé de quoi se construire une forme qui lui appartienne et qui lui ressemble. C’est encore une fois l’invisible qui le fascine mais, alors qu’aux temps classiques l’invisible était une des sources de l’art, dans l’art moderne il en est devenu le but. C’est le passage entre l’invisible et le matériel du tableau, subtil processus et mouvement mental sans appui sur le réel, qui a acquis la primauté.

28En paraphrasant Léonard de Vinci qui disait : « la peinture est mentale », l’artiste moderne pourrait dire : « le mental est peinture », d’où, le peintre étant peinture, plus la peine de peindre. Soyons !


LES TABLEAUX DE LA PETITE CEINTURE PAR JEAN-PAUL LETELLIER

Article original publié sur la petiteceinture.org: Les tableaux de la Petite Ceinture par Jean-Paul Letellier - ASPCRF

 

L’artiste-peintre Jean-Paul Letellier a réalisé un grand nombre de tableaux présentant la Petite Ceinture de Paris. Ses toiles seront exposées du 5 au 18 octobre à la galerie de la Villa des Arts.

 

Un univers ferroviaire et romantique

La Petite Ceinture est depuis longtemps une inépuisable source d’inspiration pour de nombreux artistes. L’immense variété de ses paysages, des quartiers traversés et l’architecture diverse de ses gares sont autant de sujets à immortaliser.

Né en 1942 à Compiègne, Jean-Paul Letellier livre une superbe représentation de la Petite Ceinture ferroviaire de Paris, qui s’inscrit dans l’héritage de la peinture classique (réaliste). « Il y a un parallèle à faire entre le site actuel de la Petite Ceinture de Paris et la Rome des vestiges antiques peints par Hubert Robert au XVIIIe siècle », indique l’artiste. « Dans ces deux endroits, la poésie surgit des restes d’une civilisation. J’ai peint cela ».

Les lieux emblématiques de la Petite Ceinture sont ainsi fixés sur la toile. Usant de couleurs vibrantes et de contrastes saisissants, Jean-Paul Letellier nous livre sa vision des gares de l’Avenue de Saint-Ouen, de Montrouge Ceinture, et bien d’autres encore. S’inspirant de Titien, Véronèse ou Giorgione, il place les paysages naturels de la ligne au cœur de ses compositions.

La Petite Ceinture à la gare de Montouge-Ceinture (détail). © Jean-Paul Letellier

« J’ai découvert la Petite Ceinture par hasard, vers 1996 ou 1997 », nous confie-t-il. Il commence son exploration de la ligne au Sud de Paris, du côté de la Porte de Vanves. En découvrant la tranchée d’Arcueil, « au cœur du Parc Montsouris, j’ai immédiatement pensé à Fragonard et aux ruines de Rome », témoigne l’artiste. En un an, il réalise ainsi une cinquantaine de toiles autour de la Petite Ceinture de Paris.

Formé à l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris, Jean-Paul Letellier avait été sollicité en 1980 par le Ministère de la Culture et des Monuments Historiques. Il a ainsi pu réaliser une fresque de 55 m sur 3 m à la Gare de Lyon. S’inscrivant dans la suite de la fresque historique de 1900, l’artiste dépeint les différentes villes traversées par la ligne de Paris à la Méditerranée. A de nombreuses reprises, il a également réalisé des œuvres pour la publicité et le cinéma.

La Petite Ceinture à la galerie de la Villa des Arts

Du 5 au 18 octobre 2020, la galerie de la Villa des Arts organise une exposition des tableaux de Jean-Paul Letellier. Ainsi, une trentaine de tableaux seront présentés par l’artiste. Une conférence animée par l’artiste ainsi qu’un mini-concert seront également organisés. La date du vernissage sera définie très prochainement et cet article sera alors mis à jour avec les modalités actualisées.

Située dans le 18e arrondissement, la galerie La Ville A des Arts est hébergée par la prestigieuse Villa des Arts – qui a notamment vu passer des artistes tels Cézanne, Picasso ou encore Dali ou Paul Eluard. Ainsi, la galerie vise à valoriser les artistes, mais aussi à tisser des liens avec les amateurs d’art, curieux et riverains.

À noter que cette exposition est loin d’être la première où l’on a pu admirer ses œuvres. En effet, Jean-Paul Letellier organise sa première exposition de tableaux sur la Petite Ceinture en 1998, à la Mairie du XXe arrondissement. Deux ans plus tard, ses tableaux sont présents à EDF-GDF Saint-Denis. En 2011, il expose sa production à la galerie Vanaura, à Versailles. Mais aussi en 2014, à la Fondation Taylor, à Paris.

Informations pratiques :
Du 5 au 18 octobre 2020
Galerie La Ville A des Arts
15 rue Hégésippe Moreau
75018 Paris
Entrée libre


De Goude en very Good

Dans l'entretien qu'il a accordé à l'occasion de son importante contribution photographique au "Harper's Bazaard" de septembre 2015, Jean-Paul Goude revient sur sa biographie et sur ses influences artistiques atypiques. Le chemin qui l'attendait, le jeune de Saint- Mandé a eu l'élégance et le cran de l'emprunter. Il était dans les starting-blocks mais il lui fallait encore faire la course et ce n'était pas gagné d'avance. Ce chemin qui l'a conduit à la notoriété a été alimenté par un mélange de culture artistique américaine et de bon chic bon genre français. Sa mère, jeune acrobate à Brooklyn puis danseuse dans les revues de Broadway , lui a inculqué sa culture : Fred Astaire , Vincent Minelli et bien d'autres; tous ces grands artistes côtoyés par sa mère, que nous connaissons mythiquement étaient ses "oncles" rêvés d'Amérique. Les musiciens, danseurs, peintres, décorateurs, metteurs en scène dont le talent pouvait à bon droit rivaliser avec les artistes de la Renaissance faisaient partie de sa famille de coeur. Son enfance lui aura donné une "sensibilité transatlantique". Il aime à dire "Je connais beaucoup de choses mais quasiment uniquement dans le sens, Paris New-York, New-York Paris". Sa mère recevait ses anciennes copines de New-York avec leurs richards de maris en goguette en Europe, tout en feuilletant "Vogue" et "Harper's Bazaard" dans lesquels le jeune Jean-Paul découvrait les oeuvres des grands peintres illustrateurs comme Keogh, Gruau, David Stone Martin, Ben Shahn, etc. Il se fabriquait son Musée du Louvre. A Saint-Mandé, dans les années 50, le jeune Jean-Paul vivait à 50 mètres du Musée de la France d'outre-mer, un super moyen pour voir des femmes nues immortalisées dans des vitrines, des sculptures où des tableaux . Elles lui ont assurément donné le goût des ethnies Africaines. Il restera fidèle à sa "jungle Fever" par ses amours et ses publicités.. Il habitait aussi à côté du Zoo de Vincennes. Et là, il y avait de quoi rêver d'aventure tout comme son père l'avait fait en partant très jeune aux Etats-Unis pour y chercher fortune. Avec sa mère il apprenait la danse dans le cours qu'elle avait crée à St-Mandé. Il était déjà animé par deux passions, le dessin et la danse.
Dans la catégorie des jeunes artistes dandys, à l'instar d'Antoine Watteau, John Sargent, où James Whistler, Jean-Paul Goude ne lésinait pas sur les signes extérieur de richesse. Lorsqu'il avait 21 ans, une Rolls, même d'occasion, pour aller à ses cours de danse ne lui faisait pas peur. Et il avait pour cela la bénédiction de sa mère. Adolescent, il croquait ses copains en les habillant à la mode de Neuilly Passy. Le week-end ils partaient ensemble aux Champs-Elysées découvrir les tendance vestimentaires du moment. D'après lui la Mode et la danse étaient ses vocations, mais une sorte de crainte liée à son hétérosexualité l'a poussé vers des mondes sexuellement plus conformistes. C'est ainsi qu'il s'est tourné vers l'illustration de presse et la publicité.

De saint-Mandé à New-York

C'est peut-être parce qu'aux U.S.A. il n'y a pas de Ministère de la culture que toutes les formes d'art peuvent s'y épanouir en même temps. Il n'y a pas d'Art officiel. Pas d'omerta contre le figuratif où de quelque sorte d'art que se soit. Les revues sont là bas tout autant des vecteurs de l'art que l'est en France le centre Pompidou. Dans les années 60, la seule revue Française dans laquelle travaillaient des artistes, copiant en cela les Etats- Unis, c'était la revue "Lui" et ce n'est pas par hasard si Jean-Paul Goude il travailla (de1968 à 1972) avant de partir à 26 ans dans la prestigieuse revue américaine "Esquire" en tant que directeur artistique avec son ami peintre Jean Laguarrigue. Il y rencontre à la rédaction le grand photographe Georges Lois dont il parle toujours avec émotion. A son arrivée au journal, celui-ci l'invite à un déjeuner au cours duquel un client à la table d'à côté, les photographie avec un Polaroid couleur. Celui-ci leur donne le cliché paraphé d'un W. C'est Andy Warhol . En fait il habitait à côté de leur hotel sur la 34ème rue. A ce propos, une reflexion sur la ressemblance évoquée plus haut entre la Renaissance européenne et l'Amérique de l'époque : l'illustre Titien aurait envoyé une lettre à un Prince Italien lui disant qu'il avait peint une vierge en la lui proposait pour 100 ducas. Ayant reçu l'accord de ce Prince, il s'empresse d'écrire au Pape pour faire monter les enchères à 200 ducas. Des historiens de l'Art affirment que le Titien n'avait pas encore peint le tableau. A côté de cela , Andy Warhol à écrit "gagner de l'argent est un Art, et les affaires bien conduites sont le plus grand des Arts". C.Q.F.D. puisque Jean-Paul goude est de ce monde. A son retour en France il multiplie les spots publicitaires: Kodac, Perrier etc... Sa renommée s'élargie. D'ailleur c'est plus la renommée que l'Art qui l'a fait choisir par François Mittérand pour le défilé du bicentenaire ( dixit Jean-Paul Goude) mais c'est ce qui l'a fait connaitre mondialement

De figuratif en figuratif photographique.

Contrairement à beaucoup d'artistes de l'époque qui au cours de leur carrière sont passés du figuratif à l'abstrait, J.P.Goude ne s'est jamais départi de son attachement à l'image. Lorsqu'il a eu un contrat à 21 ans avec le "Printemps" c'était comme dessinateur de mode et si plus tard il a évolué, c'est vers le dessin publicitaire et l'illustration. Depuis qu'il ne produit plus que des photos et des films, c'est toujours avec un crayon où un feutre à la main. Pour élaborer ses photos il n'arrête pas de dessiner. Et ses dessins sont toujours aussi superbes. Pour cette nouvelle série de 9 photos d"Harper's Bazaard" Jean-Paul Goude n'échappe pas à cette règle. A quand un recueil exhaustif de ses dessins de carnet?

Jean-Paul Letellier dit l'ermite. Juin 2015

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A PROPOS DE L’IMAGE ET DU MOT

Je livre ces mots à votre bienveillance. D’aucuns pourraient, à défaut d’être convaincu par les thèses qui seront contenues dans ce texte, y trouver de quoi sourire. Qu’ils ne s’en privent pas ! Moi-même je doute des arguments qui m’ont mis sur leurs chemins. D’autant que, malgré le sérieux des quelques citations qui viendront au cours de cet écrit, ne s’y trouveront pourtant pas les références littéraires et universitaires que l’on est peut-être en droit d’attendre d’une telle démarche. Plus, par moins d’érudition que d’intuition. L’érudition c’est comme l’accent régional, cela s’entend et cela ne trompe personne. Le ridicule serait de vouloir y faire croire. L’intuition n’a besoin que d’elle-même. Chacun sur terre peut y prétendre. C’est le croire.
Je crois que l’image et le mot ont la même origine, la même valeur et la même capacité de simulacre du monde. L’image et le mot sont du même tonneau : celui dont on fait l’ivresse cognitive.
Suite à l’étude de l’histoire de l’art, du contact avec les grands maîtres par la copie au Louvre et d’une longue pratique de la peinture, une autre sensation m’a amené à supposer que l’image( objet pourtant symbolique) avait certainement joué un rôle primordial dans le processus d’hégémonie de la civilisation occidentale. L’égalité de traitement entre l’image et le mot au sein de la chrétienté serait une des raisons de cet essor. Ajoutez-y le monothéisme et le tour est joué.
C’est le propos de cet écrit.
Partons de l’idée que malgré les apparences les êtres humains sont égaux .Ce ne peuvent donc être que les choix des civilisations qui spécialisent la capacité des cerveaux. L’intelligence n’est pas en cause :voici un des choix qui pour les Chrétiens fut déterminant.
Tout commence avec l’épisode du Concile de Nicée II ( 787 après J.C.) où l’Impératrice Irène de Constantinople, bien que veuve d’un empereur chrétien iconoclaste, fit officialiser pour la première fois la validité et la vénération de l’image. Cette tentative avorta puisque ses successeurs redevinrent, peut-être à cause de la pression musulmane et juive, de fervents iconoclastes. Il fallut près d’un siècle pour qu’une autre Impératrice de l’église d’Orient, Théodora, fit admettre définitivement au monde chrétien la vérité de l’image. Notons au passage que ce furent deux femmes qui donnèrent, j’ose le dire, la parole à l’image. Quand saint-Augustin écrivait que la religion chrétienne était faite pour les femmes, les enfants et les simples, il mettait en avant cette particularité de la Chrétienté : ne pas oublier l’irrationnelle poésie afin de mieux toucher au mystère du monde. Au cours de cet écrit, il ne sera pas question d’évoquer la partie sombre de l’Eglise catholique( il y en a suffisamment qui s’en chargent actuellement) mais seulement des conséquences de certaines décisions et orientations qui furent prises au cours du temps.
A la suite d’historiens spécialistes de l’époque byzantine il m’a semblé tout à fait envisageable de conclure que l’image mise en avant par la Chrétienté favorisa l’apparition de la Renaissance italienne ( primauté de l’image gréco-romaine) puis par extension, de l’Humanisme. C’est que, dans la Chrétienté, la référence à l’Antiquité ne date pas d’hier; dès ses origines cette Eglise a lorgné du côté de la Grèce via le monde latin. ( Ne serait-ce que pour se différencier du Judaïsme dont elle est issue ?) Ce fut cette référence païenne inatteignable, parce qu’idéalisée, qui créa dans le monde occidental ce paradoxe qui obligeait l’Eglise et les laïcs à ne jamais oublier l’image « sacrée » (l’icône) malgré les tendances iconoclastes qui resteront toujours très vivaces au sein de l’Eglise. Ceci donne toute sa valeur paradoxale au Concile de Nicée II, puisque pour les trois religions monothéistes le Verbe demeure, en principe, la première et, officiellement, la seule vérité.
Pour les Chrétiens, cette contradiction inféra une sorte de complexe d’infériorité. Pour se défendre de l’accusation de paganisme, ils ont été amenés à travailler la théologie et à étudier les cultures des autres peuples aussi bien monothéistes que païens, afin d’affûter leurs arguments scolastiques.
Evidemment, il est arbitraire de dire que 787 ap. J.C. est la date de naissance de l’image. Néanmoins la rivalité entre le mot et l’image étant une réalité religieuse tellement prégnante, il y a lieu de fêter l’événement lorsque, pour une fois, un état s’est risqué à reconnaître au mot et à l’image une égalité de valeur.


Les prouesses du simulacre.

L’image, simulacre du réel, a fait évoluer l’Occident vers l’individu puis vers la liberté. A son apogée, associée au monothéisme, l’image fut un instrument de création de notre civilisation indissolublement lié à la Chrétienté. N’en déplaise à moi et aux antireligieux. ( A ce sujet il est aussi curieux de constater que l’athéisme est, sinon une création du Catholicisme, tout le moins un épiphénomène de celui-ci, une invention invraisemblable et fortuite, au même titre et dans la même continuité que, beaucoup plus tard, l’émergence du Capitalisme dans lequel le « miracle » athée y est pour beaucoup.)
Voici deux exemples de la capacité de l’image à créer des conditions de mutation des esprits : l’évolution de la figuration des anges dans l’icône.

Les anges.

Au début du monde chrétien, au 1er siècle après J.C., les anges, parfois, s’apparentaient plus à des atomes qu’à des êtres à l’apparence humaine. Certains chrétiens les chiffraient ainsi : autant d’êtres vivants depuis le début du monde, autant que dans le présent et autant que tous ceux qui viendront dans l’avenir, multipliés par un certain nombre d’ordre symbolique. La conséquence était que le nombre des anges était incommensurable. Dans ces conditions il était matériellement impossible aux peintres de les représenter. Puis vint le moment où, pour des raisons théologiques, il fallut absolument le faire. Tout devait être représenté, de la Trinité à l’eschatologie. A partir du moment où l’image est validée, c’est tout l’ancien, le nouveau Testament et les dogmes post-Chrétiens qui déboulent en image dans l’Eglise.
Cela conduisit les Docteurs de l’Eglise autant que les artistes qui devaient se référer à un strict cahier des charges, à représenter les anges d’abord avec une petite tête ailée, puis quatre ailes, puis à leur ajouter un buste sans les bras, puis un haut de corps, puis à être tout entier ange, rejoignant en cela les traditions grecques et romaines et donc le paganisme. Mais dès lors que l’on peint un ange, on n’est pas loin de prendre la liberté de figurer les saints puis Dieu lui-même. Alors les accusations d’idolâtrie pleuvent. D’où la sainte horreur affichée des Chrétiens pour l’idolâtrie. Il n’y a peut-être pas plus pourfendeur d’hérésie que celui qui en est accusé.( Idem chez les Juifs et les Musulmans chez qui la tendance Icônophile a aussi existé mais qui n’a pas gagné la partie comme dans le monde Catholique.)
Les icônes

Les premières icônes chrétiennes étaient directement issues de l’art romain. Il n’y avait quasiment pas de différence avec les peintures de Pompéi et les portraits du Fayoum. Puis elles devinrent sacrées. L’évolution vers des figurations spirituelles (puisque non réalistes) laissait entendre que c’était Dieu qui les inspirait. A partir du VIII° siècle la forme était trouvée et c’est ainsi que nous les connaissons habituellement. Un pieux mensonge. Puis la pilule étant passée, le temps de la Renaissance pouvait arriver…sans s’presser. Les images se libéraient progressivement du spirituel pour s’adresser au temporel.

   Bien plus, dans le monde chrétien byzantin certaines icônes étaient considérées comme « Archiopoïetes » c’est à dire « non faites de la main de l’homme », ce qui sortait les Chrétiens d’Orient de l’impasse idolâtre. Mais pour cela que de complications ! que des discussions dites byzantines ! que de grands-écarts de la pensée ! Les Docteurs de l’Eglise furent même contraints de valoriser explicitement la ruse. ( saint Paul ) « Si par mon mensonge, la vérité de Dieu a éclaté davantage, pourquoi me condamne-t-on encore comme pécheur(…) et pourquoi ne ferons-nous pas le mal afin qu’il arrive du bien ? » (saint Jean Chrysostome) « Il est donc permis, pour le bien, d’utiliser la tromperie comme un moyen, et qu’il ne faut pas appeler cela tromperie mais économie admirable. » La logique est dépassée, nous sommes dans la poésie. La poésie n’est pas mensonge, elle est insondable…

Les antagonismes entre les religions sont toujours fondés sur de réelles différences métaphysiques. Dans les moments de crise l’œcuménisme fait triste figure. Chaque événement de l’histoire sainte et chaque solution scolastique adoptée ont alors des conséquences irréductibles. Du point de vue des Juifs et des Musulmans, le paganisme chrétien est certain et patent. Les références au monde gréco-romain en sont la preuve tout comme le fait de se prosterner devant une croix de bois. D’où les désignations d’ « Infidèles » et « Adorateurs du bois » que les Musulmans donnaient aux Chrétiens.

Avec l’Arche d’alliance, les Juifs ont inventé le Dieu portable. C’est un concept grâce auquel le monde religieux pouvait être totalement inclus dans un chariot. Les Chrétiens, en représentant Dieu aussi bien sur les icônes que sur les pièces de monnaie l’ont fait « de poche ». Plus cela allait, plus le monde se rétrécissait et plus l’homme pouvait y avoir sa place. Mais pour les Chrétiens cela n’allait pas sans inconvénient car l’image de Dieu s’apparentait alors au paganisme. C’est bien là où se placent le dilemme et la différence : lorsque des païens représentaient leurs Dieux sur les pièces de monnaie( Ce dont il n’était pas question pour les Musulmans comme pour les Juifs) ils ne pouvaient pas avoir la prétention de tenir le monde dans la main car ce monde était trop vaste, c’est le monde qui les tenait. Ils n’avaient pas la prétention de vouloir rivaliser avec Dieu. Grâce à l’image monothéiste les Chrétiens l’ont fait.

Jusqu’à l’invention de la photo et du cinéma, l’image a toujours été poétique, c’est à dire qu’elle a matérialisé l’âme de l’être humain. Pour les Byzantins, Dieu passe par l’âme du peintre et se glisse dans le pinceau pour déposer la poésie sur un panneau de bois. En tout état de cause, c’est à la main d’avoir l’honneur d’attraper la poésie.
Le mot, quant à lui, a eu deux fonctions : « montrer »et« démontrer ». Le « montrer » est assumé par le mot poétique, tandis que le « démontrer » revient à ce que j’appellerai le mot-vérité : la logique, la rhétorique, la philosophie… A contrario, l’image et le mot poétique, eux, sont tout autre : ils privilégient l’ivresse d’un simulacre induit par la transposition du monde et ne s’intéressent pas à la vérité démontrable. Ils sont de la même eau, ont la même source et descendent ensemble le fleuve du temps. Le rêve des hommes y flotte et s’y perd.
Les peintres et les poètes savent l’inanité de la vérité démontrée. Ils savent que le mot est, comme l’image, incapable de prouver quoi que ce soit hors du domaine du quantitatif. Il y a évidemment un paradoxe à vouloir démontrer que le mot ne peut pas démontrer. Toutefois cette contradiction n’est pas un obstacle si l’on considère que la limite fonctionnelle du mot étant justement cette impossibilité de démontrer, la contradiction peut alors être considérée comme l’image de l’impossibilité d’avoir raison du réel. La contradiction serait alors la partie « inexplicable » du bain de réel dans lequel se perd tout être vivant. L’inexplicable étant l’explication et la preuve de l’indicible. L’image païenne et le mot poétique délivrent un substitut du réel, un simulacre du monde connu et invisible qui nous entoure. Le paradoxe et la contradiction apparaissent alors non seulement comme la limite de ces modes d’expression mais aussi et surtout (et c’est là l’heureux événement) comme l’épiphanie de la pensée. Une avancée dans l’invisible : n’est-ce pas cela la poésie ? Et la beauté, par là-même est une avancée dans l’inexplicable.
Car si le mot et l’image tendent à représenter le monde, il est bien évident qu’ils n’y arrivent que partiellement. ( Voir la nouvelle de Borges dans laquelle un géographe idéaliste rêve d’une carte géographique à taille réelle.) Tel est l’absurdité de toute représentation : qu’elle prétende représenter totalement la vie ! Même la machine à voyager dans le temps ne suffirait pas à dire l’Histoire avec un grand H, il lui faudrait aussi le don d’ubiquité totale pour pouvoir RE-dire partout le monde.
Le « démontrable » serait ainsi le brouillon du « montrable »

A partir du siècle des lumières, l’image et le mot ont commencé à se séparer. Si l’image et le mot poétique sont restés dans le domaine de la beauté, le mot-Vérité s’est renforcé, d’autant plus qu’il était le fabricant de la science , pourvoyeuse d’athéisme.. C’est l’accession à la liberté de l’homme vis à vis de Dieu qui a permis au mot de prendre son essor et de valider sa prédominance sur l’image : de devenir le mot-vérité.

   « Jouir de l’ineffable volupté du simulacre. »
Apulée. Ecrivain païen, 125-170 ap. J.C.

   Mais revenons à l’origine de l’image. Pour cela, j’ai la conviction qu’il faut s’intéresser à un effet physiologique à la base de notre existence. Comme l’eau se transforme en glace par un choc thermique, une idée se transforme en une autre par un choc émotionnel. C’est par cette émotion que, pour chacun de nous, le factuel devient symbole et allégorie ; c’est à dire rien qu’ un point de vue. Elle transmute le « regarder » en un « re-garder ». Regarder, au sens le plus normal du mot, c’est à dire voir pour voir, n’existe pas. Il y a tout d’abord physiologiquement voir, mais le voir se transforme immédiatement en une interrogation sur ce qui est vu ; et le voir devient JE vois. Passer d’un état à l’autre détermine une rupture dans la pensée, un chavirement de l’âme.

   Physiologiquement nous sommes fais pour transfigurer tout ce que nous pensons, tout ce que nous touchons, tout ce que nous sentons, tout ce que nous entendons et tout ce que nous voyons. Il ne peut y avoir de sensation bête. Ce n’est pas dans les capacités du vivant ou peut-être dans les moments de grand détachement…de zen.
La vie tient au fait que malgré les mauvais et les bons moments que nous passons sur terre, le bonheur est notre lot intérieur. Le bonheur des sens est la clef de notre survie. Mais ce bonheur est continuel et n’a pas grand chose à voir avec par exemple le bonheur d’une journée douce et ensoleillée. C’est un bonheur qui ne se ressent pas, c’est comme l’énergie de la vie qui se projette vers l’avenir de l’instant d’après. La seule explication de la vie c’est le bonheur, insensible peut-être mais partout dans notre corps. C’est l’ivresse cognitive à tous les étages.
L’image poétique et picturale procure une sensation de chavirement qui ressemble étrangement à la perte d’équilibre dont Proust fait état dans Le temps retrouvé au moment où il traverse une cour pavée qui lui rappelait un souvenir perdu.

   C’est par cette faculté de transposition, cette physiologie de basculement du sens qui sont intégrées dans chaque forme de vie, de la plus petite à la plus grande, que nous venons au monde à chaque instant..
Si un très jeune enfant devant un trait qu’il a dessiné vous explique « un lapin », c’est qu’il le voit ce lapin, puisque comme tout être vivant, il est affublé de cette fonction de transposition. Simplement il n’a pas encore fait le tour de sa solitude. Il croit pour un certain temps encore être en phase avec les autres. Il apprendra plus tard ce qu’est le minimum dessinable pour être compris. C’est ce que tente de faire la peinture et la poésie.
Le choix de la poétique est réservé à l’adulte. Un trompe-l’œil en peinture se limite à essayer de tromper, il n’a pas l’ambition d’être vrai, mais de BIEN tromper. Un discours de Platon n’est pas beau parce qu’il dit la vérité mais parce qu’il la dit BIEN. La vérité existe et l’être humain peut y tendre, mais comme c’est une métaphore de la vie globale et qu’aucun de nous ne peut être les autres et lui-même à la fois, il vaut mieux ne pas trop s’y frotter. Les mots sont des instruments beaucoup trop courts pour atteindre à la mécanique de la vérité. Parfois, en lisant untel où untel on pourrait s’y tromper et se convaincre de la vérité de tel où tel touchant chant, mais attention au désenchantement. C’est pour cela qu’ils apparaissent quelque fois si rigides, les mots, et si peu poétiques. L’avantage de la poésie est qu’elle se sert de mots souples et fugaces qui s’infiltrent dans l’invisible.

   L’image-peinture, comme la poésie, sort de l’âme. Cette fonction de passoire de l’âme n’avait pas été considérée à sa juste valeur par les docteurs de l’Eglise à l’époque de la Renaissance. Ils se sont servis de l’image comme d’un tank poétique virtuel. Ils étaient tournés vers une image- étendard ralliant toutes les forces spirituelles et permettant d’authentifier et d’officialiser la propriété et la mainmise de l’Eglise sur le monde spirituel; de montrer au monde ses titres de propriété sur Dieu. Pour eux c’était une arme au même titre que la théologie. Mais ils ne savaient pas que l’image pouvait faire surgir l’individu et la liberté. (Comment envisager une telle absurdité qui s’est pourtant produite?)

   A ce sujet, la théorie qui voudrait que les images aient été promues par la Chrétienté pour les illettrés est directement issue du clan pratiquant les mots-Vérité ; elle est fondée sur un mépris de l’image et donc de la poésie.
La légèreté d’une image, d’un poème, d’une chanson face au carcan du mot Vérité, permet le rêve et la futilité. Un calembour ; n’est-ce pas la sauvegarde, plutôt que, comme le dit Victor Hugo, la fiente de l’esprit ? Il n’y a qu’un pas que j’ose franchir allègrement.
L’à-peu-près « la plaisanterie fine à l’eau d’seltz »que Boby Lapointe chantait, est l’expression du désenchantement du mot qui se mord la queue afin de ne pas s’en plaindre.


En forme de conclusion, soyez certains que si cet exposé succinct à quelque vérité, c’est une vérité non démontrable. Elle ne sortira pas encore du puits cette fois-ci. Tant pis.

   Lorsque Magritte a peint une pipe en intitulant son tableau «    Ceci n’est pas une pipe », ce n’était pas une provocation, mais une mise en garde : L’image d’une pipe,(tout le monde le sait pourtant.) n’est pas plus une pipe, que le mot « pipe »,n’est une pipe. Pas plus que la phrase « Ceci n’est pas une pipe » n’est exact ; puisque c’est quand même l’image d’une pipe. Le mot et l’image sont les fumées des choses. Envolé le monde avant même que d’être écrit et peint. C’est pour cela que je me permet de terminer ces quelques pages en écrivant sereinement :

 

Ceci n’était pas un article.
Merci de ne pas m’avoir lu.

A MaryAnn
Jean Paul Letellier,
artiste-peintre